lundi 30 août 2010

MONDZAIN (Marie-José), L’image peut-elle tuer ?, paris, Bayard, 2002.

MONDZAIN (Marie-José), L’image peut-elle tuer ?, paris, Bayard, 2002.
P.13
Qui refuserait de voir en l’image l’instrument d’un pouvoir sur les corps et les esprits ? Ce pouvoir, conçu durant vingt siècles de christianisme comme libérateur et rédempteur, est soupçonné à présent d’être l’instrument de stratégies aliénantes et dominatrices. On traite même l’image de « pousse-au-crime »(...)

P.31-33
Ce n’est plus la parole tragique comme chez les Grecs mais l’image qui apaise la violence de toutes nos passions. Seule l’image peut incarner, tel est l’apport principal de la pensée chrétienne. L’image n’est pas un signe parmi d’autres, elle a un pouvoir spécifique, celui de faire voir, de mettre en scène des formes, des espaces et des corps qu’elle offre au regard. puis que l’incarnation christique n’est rien d’autre que la venue au visible du visage de Dieu, l’incarnation n’est rien d’autre que le devenir image de l’infigurable. C’est cela incarner, c’est devenir une image, et très précisément une image de la passion. Mais cette puissance d’apaisement est-elle le fait de toute image quels qu’en soient la forme et le contenu ? Justement pas (...) La seule image qui possède la force de transformer la violence en liberté critique, c’est l’image qui incarne.(...)
Incarner, c’est donner chair et non pas donner corps. C’est opérer en l’absence des choses. L’image donne chair, c’est à dire carnation et visibilité, à une absence, dans un écart infranchissable avec ce qui est désigné. Donner corps au contraire, c’est incorporer, c’est proposer la substance consommable de quelque chose de réel et de vrai à des convives qui se fondent et disparaissent dans le corps auquel ils se sont identifiés(...) L’institution écclésiastique est en ce domaine d’autant plus précieux qu’elle a pratiqué les deux choses.


P.41
 Cependant, en tant qu’institution temporelle voulant prendre un pouvoir et le conserver, l’Eglise a agi comme tous les dictateurs, elle a produit des visibilités programmatiques faites pour communiquer un message univoque. Dès lors, l’imagerie sert les opérations d’incorporation, l’image est absorbée comme une substance à laquelle l’incorporé s’identifie, avec laquelle il fusionne sans réplique et sans mot.


P.43
Il faut bien admettre que la violence dans le visible concerne non pas les images de la violence ni la violence propre aux images, mais les violences faites à la pensée et à la parole dans le spectacle des visibilités. Considéré sous cet angle, la question de la censure devient un faux problème, qui fait courir le risque de retomber dans une dictature des passions, où l’on décide qu’il y a de bonnes et de mauvaises images en fonction de leur contenu.


P.45-46
 Ne pas savoir initier un regard à sa propre passion de voir, ne pas pouvoir construire une culture du regard, voilà où commence la vraie violence à l’égard de ceux qu’on livre désarmés à la voracité des visibilités. Il revient donc à ceux qui font des images de construire la place de celui qui voit et à ceux qui font voir les images des premiers de connaître les voies de cette construction.(...)
Y a-t-il des formes de visibilité qui maintiennent les sujets dans les ténèbres des identifications mortifères alors que d’autre images, qui peuvent être lourdes de contenus tout aussi violents, permettent de construire du sens en évitant toute confusion ? Faut-il distinguer de bonnes et de mauvaises images non plus à partir de leur contenu, puisque l’image du mal peut guérir, mais de la symbolisation qu’elles induisent ? Poser la question ainsi permet de comprendre pourquoi l’image de la vertu ne rend pas vertueux tout comme celle du crime ne rend pas criminel.


P.47
 La propagande et la publicité qui s’offrent à la consommation sans écart sont des machines à produire de la violence même lorsqu’elles vendent du bonheur ou de la vertu. La violence du visible n’a d’autre fondement que l’abolition intentionnelle ou non de la pensée et du jugement.


P.48
 La nouvelle situation des visibilités vient de ce que, depuis l’intervention du cinéma et de la télévision, un flux considérable et toujours croissant de visibilités sert simultanément le monde de l’art et celui de la consommation.


P.49
L’écran n’est pas un espace fictif et c’est un lieu de la fiction. Il est la condition des opérations fictionnelles.


P.50
(...) la nature d’une fiction dépend-elle de la qualité du regard des sujets qui regardent ou de la qualité de l’objet qui fut donné à voir ? Il n’y a pas de réponse univoque à une telle question.


P.51
Plus cette place sera construite dans le respect des écarts, plus les spectateurs seront en mesure de répondre à leur tour d’une liberté critique dans le fonctionnement émotionnel du visible. C’est sans doute en ces termes qu’il faut aborder l’éducation des regards. Un enfant peut tout voir à condition d’avoir eu la possibilité de construire sa place de spectateur. Or cette place est longue à construire. Il faut donc en conclure qu’un enfant ne peut pas tout voir s’il n’est pas soutenu par la parole de ceux qui voient avec lui et qui eux-mêmes doivent avoir appris à voir.


P.53
L’écran instaure un nouveau rapport entre la mimésis et la fiction. Faut-il redire cette chose triviale, d’évidence, que l’écran n’est pas une scène ?


P.54
Quelle est la nouvelle donne de l’imaginaire quand il y a écran, et sur cet écran un flux qui ne répond plus du traitement de la distance ? La bonne distance ou la place du spectateur est une question politique. La violence réside dans la violation systématique de la distance.


P.55-56
Les enfants sont aujourd’hui invités à serrer la main d’un Mickey géant et à cohabiter dans leur chambre avec tous les simulacres mercantiles qui envahissent l’espace domestique, scolaire et ludique. Un monde de fantômes en peluche ou en plastique prolonge celui des écrans, prend place parmi les choses dan l’indistinction croissante entre la présence des choses et celle des corps.


P.61
Si le spectateur d’un crime devient criminel, c’est parce qu’il n’est justement plus spectateur. Il n’y a que ce qui rend bête qui rend méchant. Sous le régime identificatoire et fusionnel, même le spectacle de la vertu rend criminel tout comme celui de la beauté peut donner lieu à la pire hideur. Voilà la vraie violence, c’est le meurtre de la pensée par les imageries tyranniques. Les saintes images en ont rendu plus d’un inquisiteur et meurtrier.


P.78
Le propagandiste ne se contente pas d’user de symboles et d’emblèmes déjà existants, mais il les surdétermine afin d’imposer un régime univoque d’interprétation et de manipuler ensemble le désir de tuer et celui de mourir. C’est ainsi qu’on fabrique le fanatisme dans les visibilités cultuelles de l’idolâtrie.


P.83-84
Pour que la personnification soit opératoire, il faut qu’un accord se fasse sur les signes et les emblèmes de sa lecture ou de son inscription dans le visible. Si la justice est figurée, elle pourra être une belle femme aux traits paisibles et à la posture équilibrée, elle posera une main sur un glaive et, de l’autre, elle tiendra une balance; je peux illustrer son triomphe par une couronne royale, et son indépendance en lui ôtant toute pesanteur, la laissant flotter dans l’éther. Cette imagerie est pour un Chinois totalement illisible car elle doit tout son pouvoir métaphorique à un discours, à des usages de signes dans une culture. La signalétique est l’équivalent d’un discours pris dans le champ de la communication. Toute bande-son prend en charge la question de la prosopopée et implique la gestion émotionnelle du désir d’entendre la voix de l’image.


P.85-86
Le 11 septembre, le suspens intentionnel du son pendant la retransmission immédiate de l’effondrement des tours signifiait simultanément que le spectacle nous laissait sans voix et que le corps politique était encore incapable de produire du discours. Une sorte de sidération muette empêchait les téléspectateurs d’accéder à un sens possible dans une cohabitation des voix. Quelque chose comme une hallucination se déployait dans un espace abstrait, jusqu’à ce que le discours du corps occidental chrétien vienne placer la réception du spectacle dans les lieux contrôlables de la prosopopée. Les tours personnifiaient l’Amérique et en elle l’humanité entière victime d’une invisibilité carnassière. La puissance des mythes se substituait à la force du réel.


P.88-89
Notre relation à l’image et aux images est indiscutablement liée, dans la pensée occidentale chrétienne, à ce qui fonde notre liberté, en même temps qu’à tout ce qui met cette liberté en péril jusqu’à l’anéantir. Il est plus facile d’interdire de voir que de permettre de penser. On décide de contrôler l’image pour s’assurer du silence de la pensée, et, quand la pensée a perdu ses droits, on accuse l’image de tous les maux, sous prétexte qu’elle est incontrôlée. La violence faite à l’image, voilà la question.(...)
Il est donc impératif de prendre au sérieux la formation des regards, car toute guerre aujourd’hui devient l’occasion de livrer la guerre à la pensée elle-même.
"Il faut bien admettre que la violence dans le visible concerne non pas les images de la violence ni la violence propre aux images, mais les violences faites à la pensée et à la parole dans le spectacle des visibilités. Considéré sous cet angle, la question de la censure devient un faux problème, qui fait courir le risque de retomber dans une dictature des passions, où l’on décide qu’il y a de bonnes et de mauvaises images en fonction de leur contenu.




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Marie-José MONDZAIN, L’image peut-elle tuer ?, paris, Bayard, 2002, P.43.
Ne pas savoir initier un regard à sa propre passion de voir, ne pas pouvoir construire une culture du regard, voilà où commence la vraie violence à l’égard de ceux qu’on livre désarmés à la voracité des visibilités. Il revient donc à ceux qui font des images de construire la place de celui qui voit et à ceux qui font voir les images des premiers de connaître les voies de cette construction.(...)




P.45-46
Y a-t-il des formes de visibilité qui maintiennent les sujets dans les ténèbres des identifications mortifères alors que d’autre images, qui peuvent être lourdes de contenus tout aussi violents, permettent de construire du sens en évitant toute confusion ? Faut-il distinguer de bonnes et de mauvaises images non plus à partir de leur contenu, puisque l’image du mal peut guérir, mais de la symbolisation qu’elles induisent ? Poser la question ainsi permet de comprendre pourquoi l’image de la vertu ne rend pas vertueux tout comme celle du crime ne rend pas criminel."

P.51

"Plus cette place sera construite dans le respect des écarts, plus les spectateurs seront en mesure de répondre à leur tour d’une liberté critique dans le fonctionnement émotionnel du visible. C’est sans doute en ces termes qu’il faut aborder l’éducation des regards. Un enfant peut tout voir à condition d’avoir eu la possibilité de construire sa place de spectateur. Or cette place est longue à construire. Il faut donc en conclure qu’un enfant ne peut pas tout voir s’il n’est pas soutenu par la parole de ceux qui voient avec lui et qui eux-mêmes doivent avoir appris à voir".

P.61

Si le spectateur d’un crime devient criminel, c’est parce qu’il n’est justement plus spectateur. Il n’y a que ce qui rend bête qui rend méchant. Sous le régime identificatoire et fusionnel, même le spectacle de la vertu rend criminel tout comme celui de la beauté peut donner lieu à la pire hideur. Voilà la vraie violence, c’est le meurtre de la pensée par les imageries tyranniques. Les saintes images en ont rendu plus d’un inquisiteur et meurtrier.

P.88-90

Notre relation à l’image et aux images est indiscutablement liée, dans la pensée occidentale chrétienne, à ce qui fonde notre liberté, en même temps qu’à tout ce qui met cette liberté en péril jusqu’à l’anéantir. Il est plus facile d’interdire de voir que de permettre de penser. On décide de contrôler l’image pour s’assurer du silence de la pensée, et, quand la pensée a perdu ses droits, on accuse l’image de tous les maux, sous prétexte qu’elle est incontrôlée. La violence faite à l’image, voilà la question.(...)
Il est donc impératif de prendre au sérieux la formation des regards, car toute guerre aujourd’hui devient l’occasion de livrer la guerre à la pensée elle-même.

vendredi 27 août 2010

WOLTON (Dominique), Informer n'est pas communiquer, Paris, CNRS éditions, 2009

Dominique Wolton CNRS

WOLTON (Dominique), Informer n'est pas communiquer, Paris, CNRS éditions, 2009
" Communiquer, c'est négocier et cohabiter. Communiquer, c'est autant partager ce que l'on a en commun que gérer les différents qui nous séparent. C'est pourquoi, la communication devient une des grandes questions de la paix et de la guerre de demain. "

P. 9
Un stéréotype demeure et consiste dans le fait qu'on dit oui à l'information, à la différence de la communication qu'on pense par définition suspecte, soupçonnée de séduction, manipulation.

Or : " pas de communication sans information et la communication est plus difficile car elle pose la question de la relation, dont celle de l'autre. "

P.10
 " D'autre part : " aucune information n'existe sans un projet de communication. " Les deux sont à penser ensemble.

P. 17
XXè s. : révolution de l'information (le message)
XXIè s. : révolution de la cohabitation information/communication
Il ne s'agit plus de la révolution du message mais celle de la relation.

P.19
Les récepteurs sont de plus en plus nombreux et hétérogènes, réticents (langues, cultures; visions du Monde qui s'entrechoquent).
D'où la nécessité d'organiser une communication, un mode opératoire pour faire passer l'information.
Car, parce qu'il y a plus d'information, il y a plus d'incommunication.

P.20
L'information par oral, image, texte, données, comporte 3 catégories :
- L'information nouvelle, donnée par la presse
- L'information service, en expansion (web)
- L'information connaissance (essor des banques, bases de données)
Reste L'information relationnelle qui traverse toutes ces catégories et renvoie à l'enjeu humain de la communication.

3 raisons essentielles qui font qu'on communique :
- Le Partage
- La Séduction
- La Conviction

P.22
Le problème du récepteur : il a un rôle croissant. Le récepteur choisit, accepte, refuse, filtre, hiérarchise les messages qu'il reçoit. Il est de plus en plus actif.
Le récepteur n'a pas toujours raison, mais il oblige à passer de la "transmission" à la "négociation".

P.23-24
La négociation est inhérente à la société démocratique et plus les individus sont informés, plus ils critiquent et négocient.

Théorie de la communication de D. Wolton, en 5 étapes :
1- " La communication est inhérente à la condition humaine. Pas de vie personnelle et collective sans volonté de parler, communiquer, échanger...
2- Les êtres humains souhaitent communiquer pour 3 raisons : partager. convaincre. séduire...
3- La communication butte sur l'incommunication. Le récepteur n'est pas en ligne, ou pas d'accord.
4- s'ouvre une phase de négociation où les protagonistes,(...) négocient pour trouver un accord.
5- Le résultat quand il est positif, s'appelle la cohabitation (...)
pour éviter l'incommunication et ses conséquences souvent belliqueuses. "

P.25
" Il y a finalement deux conceptions de la communication qui s'opposent.
La première, largement dominante, insiste sur la performance des techniques comme progrès de la communication (...)
La seconde, minoritaire (à laquelle D. Wolton adhère) (...) privilégie les processus politiques à mettre en oeuvre pour éviter que l'horizon de l'incommunication (...) ne devienne source de conflit. "

P.28
Il y a une nécessité de glissement de la notion de partage à celle de la négociation et de la cohabitation.
On est loin de la "com" (volonté de plaire, séduire, convaincre) même s'il y a un désir commun que cela réussisse. En fait, la com. est l'antichambre de la communication.

P.29
Hypocrisie partagée par tous : Qui n'a jamais tenté de séduire pour communiquer ?

P.31
" De l'information la plus légère à la communication la plus mercantile, l'horizon est finalement le même : la recherche de l'autre et de la relation. "

P.34-35
En principe, l'information, c'est l'événement, ou la donnée qui perturbe un ordre précédent.
quant à la communication, elle est associée à l'idée de lien, de partage, de communion.
Or, on assiste à un renversement : avec le développement du web, l'information devient ce qui fait lien.

Hier, communiquer, c'était partager réunir, ou unir, aujourd'hui, c'est cohabiter, gérer les discontinuités.
d'où une interchangeabilité, inversion des références liées à l'information ou à la communication.


Chapitre :
Les techniques, entre émancipation et idéologie

P.40
L'idéologie technique conduite à une impasse car les outils ne résolvent pas les problèmes de communication.
Il y a une opposition entre la rapidité de transmission de l'information par la technique, avec l'incertitude et la complexité de la communication humaine.
 Aujourd'hui, la technique fascine (multiplicité d'applications), demain, ce sera la diversité des contenus.

P.50
" (...) liberté, mobilité, souplesse, vitesse, interactivité, initiative, participation, innovation, jeunesse, confiance, réactivité, contre pouvoir, émancipation, mondialisation... Trois mots résument le charme d'internet : vitesse-liberté-interactivité. Une rupture culturelle et générationnelle par rapport aux médias de masse. Le règne de l'individu, la victoire de l'information que l'on va chercher où l'on veut, quand on veut, et ce sentiment d'être intelligent, compétent, branché, capable de circuler sans avoir à demander des autorisations. En un mot avoir confiance en soi. Tout ceci est vrai. Avec Internet, on a l'impression de sortir des institutions et de leurs carcans. Tout est possible, une vraie nouvelle frontière. L'individu et l'information sont rois et pour toute cette génération c'est une "utopie politique" : traverser les pouvoirs, les structures, créer d'autres solidarités. Oser jouer l'humour et la distance, sortir d'un espace officiel surinformé, inventer un lien convivial et une forme d'utopie pour des générations, qui en ont été privées par la fin des idéologies et l'économisme dominant de la mondialisation. Un contre-pouvoir en tout cas, qui permet l'expression et la prise de parole, sans règlement ou hiérarchie."

P.51
" Contrairement à un stéréotype tenace Internet et la télévision sont (...) complémentaires, Internet permet de sortir des 'territoires' alors que la télévision, finalement les garantit."

" De toutes façons, Internet est intéressant pour les paradoxes qu'il soulève. D'une part il relance la pratique de l'écrit, et d'autre part, il la dévalorise car tout s'écrit et se diffuse, sans sélection ni hiérarchie. A la fois revalorisation et désacralisation de l'écrit. Avec un statut bizarre d'une écriture mélangée et sans sanction où l'on retrouve aussi bien de l'information-service, que des confidences, de l'expression, du témoignage... Autre paradoxe : chacun est fasciné par le volume d'informations auquel il peut accéder, mais personne ne pose la question de ce que l'on en fait socialement, au travers de la communication. "


Chapitre :
Exploits et dérives de l'information

P.80
" Vitesse et volume sont d'ailleurs pris au piège de la concurrence et contribuent à expliquer le glissement structurel vers la dégradation de l'information. "

" La lenteur c'est le temps des hommes, la vitesse celui des techniques. "

P.82
" Les récepteurs ? Impossibles à ignorer, impossibles à satisfaire. "

P.83
" La diversité culturelle est l'horizon lié à la prise en compte du récepteur. "


Chapitre :
La nouvelle frontière de l'incommunication

P.89-90
" Hier la communication était hiérarchique, réduite le plus souvent à la transmission, sans possibilité de discussion de la part du récepteur-acteur. Aujourd'hui presque tout le monde est à égalité, se répond et négocie. Trois conséquences résultent de cette rupture.
1- La communication : l'autre et la mondialisation
La reconnaissance du statut du récepteur bouleverse tout car elle légitime la question de l'altérité.(...)
On peut être connecté, notamment par Internet, en réalité juxtaposé, sans qu'il y ait cohabitation. Cohabiter c'est le résultat d'une volonté et d'une action..."

P.92
" Avec finalement les classiques stéréotypes de méfiance pour tout ce qui concerne la communication et de fascination naïve pour les nouvelles technologies. Entre appréhension et suivisme.(...)
L'autre cause probable du peu d'intérêt des élites est la crainte, infondée, de leur perte d'influence avec la communication de masse et le décentrage de la culture d'élite. "
P.93
" On y retrouve bien sûr l'appréhension à l'égard du nombre, la méfiance vis à vis de la culture et la démocratie de masse, la peur de l'image, du face-à-face et de l'altérité; la faiblesse de la culture critique pour tout ce qui concerne la technique, pourtant au moins aussi importante que la réflexion sur la science; la difficulté à reconnaître l'intelligence du récepteur. "

P.94
" Pensez la communication, c'est penser l'incommunication.
(...) reconnaître que le dialogue et la négociation, qui sont toujours 'du temps perdu', sont en réalité inhérentes aux rapports humains et sociaux. Ils font autant partie de la communication que les rares moments où les individus se comprennent.
Communiquer c'est de moins en moins transmettre, rarement partager, le plus souvent négocier et finalement cohabiter. "

P.94-95
"(...) conjuguer 2 mouvements contradictoires : la reconnaissance des identités et l'obligation de construire la cohabitation culturelle pour éviter le communautarisme.
Au niveau social, cela conduit à admettre que la plupart de nos sociétés sont multiculturelles; et que ceci est une force, et non une menace, notamment pour l'identité nationale. Les sociétés multiculturelles peuvent plus facilement penser le rapport de soi à l'autre. "

P.95
" C'est là où l'on retrouve la différence normative entre médias de masse et segmentés. Les premiers sont plus à même de refléter la diversité de la société, tout en garantissant l'identité nationale indispensable pour résister à la déstabilisation de la nation; tandis que les seconds sont beaucoup plus adaptés au fractionnement des sociétés en communauté, y compris au-delà des frontières nationales, en laissant de côté la question du lien social et la problématique de l'identité nationale. "

P. 96-97
" La laïcité comme exemple de cohabitation. Moins la laïcité de combat, telle qu'on l'a connue en France, qu'une laïcité de tolérance, à inventer. La mondialisation et le retour des religions vont relancer un débat indispensable, pour la paix dans le monde, concernant la modèle cohabitationniste de la laïcité. "

P.98-99
" Le modèle politique de la démocratie est de toute façon cohabitationniste.(...)
Il faut marcher sur deux jambes, accepter l'identité et organiser la cohabitation, au sein d'un espace plus large.(...) Cela implique un concept essentiel, mais fragile, celui de la confiance. La cohabitation suppose la confiance sinon la suspicion mutuelle, mère de tous les communautarisme, s'installe. Et la confiance requiert du temps. "

P.99-100
" Du point de vue social et culturel, surtout depuis la signature de la convention sur le respect de la diversité culturelle à l'Unesco en 2006, l'obligation est posée, du moins dans les principes, de tenir compte des diversités.(...)
"On est ici au coeur du modèle de communication que je défends : respecter les identités, organiser la cohabitation.(...)
Avec à chaque fois cette exigence, au plan national, comme à celui de la mondialisation : pas de reconnaissance des identités sans renforcement du cadre commun, sous peine de segmentation et communautarisation.


Chapitre :
Information et connaissance : l'indispensable cohabitation

P.109
" La révolution de l'information butte sur deux obstacles. Le premier,(...), concerne la communication, c'est à dire la relation à l'autre et l'incommunication. Le second n'est pas plus simple, c'est celui des connaissances. L'abondance d'informations crée impérieusement le besoins de connaissances pour les comprendre. (...) Au centre il n'y a pas seulement les scientifiques, il y a aussi les journalistes. Pas d'information-presse sans journalistes, pour les créer et surtout les légitimer. "

P.111
" (...) la démocratie ce n'est pas la suppression des corps et métiers intermédiaires, mais la validation de leur rôle et la capacité de les critiquer. Intermédiaire un contre-pouvoir, voilà le rôle des journalistes. "

P.114
" L'information est autre chose que l'opinion du public. A trop vouloir les rapprocher on réduit inévitablement la marge de manoeuvre déjà difficile des journalistes. "
" Il en est de même avec l'illusion aussi d'un 'nouveau' journalisme, lié aux nouvelles techniques. Comme si c'était la technique et le récepteur qui définissent le métier. A force de faire du 'journalisme d'ordinateur' sans jamais sortir des 'rédactions multimédia' pour aller enquêter on arrive à une perte de rapport avec la réalité. "

P.117-118
" Pas d'informations sans connaissances
(...) plus il y a d'informations, plus on a besoin de connaissances pour les expliquer et les contextualiser, sous peine de créer un monde incohérent, tyrannisé par l'événement.(...)
D'ailleurs, information et connaissance, journalistes et universitaires illustrent parfaitement la théorie de la cohabitation. Ils sont les premières figurent de la cohabitation."
p.119
" Le problème n'est pas le volume d'informations, mais les connaissances pour les traiter. "

P.122
" C'est tout l'enjeu de la diversité culturelle : arriver à organiser la cohabitation culturelle, c'est à dire les rapports entre identité et altérité. "

P. 123
" Les relations entre information - connaissance - culture - idéologie sont donc de plus en plus compliquées. Même si ce sont les mêmes techniques que l'on utilise dans le monde pour s'informer et communiquer, rendant apparemment plus facile la circulation des messages. Les mêmes outils ne signifient pas les mêmes contenus, ni surtout les mêmes rapports au monde. "

P. 124
" Quant aux journalistes dont le niveau d'éducation est nettement supérieur à ce qu'il était il y a 30 ans, ils devraient mieux comprendre que le pouvoir politique et économique n'est pas toujours l'essentiel d'une société : la connaissance, la culture et l'ouverture sur les autres civilisations sont aussi importantes. "

" 'De plus en plus vite, de plus en plus faux '. Telle est peut-être la menace la plus forte pour les journalistes. L'idéologie du direct comme symétrie de la victoire politique et culturelle du concept d'information ? Trop de vitesse. Pas assez de distance. Avec le risque du conformisme, la soumission aux récepteurs et aux modes, la segmentation des supports et des offres, la tentation de l'émotion contre le raisonnement, l'expression au détriment de la distance et du suivi. Les journalistes appliquent souvent la 'peopolisation' à eux-mêmes puisqu'ils envahissent les autres médias en fonction de leur renommée médiatique, devenant des 'cumulards'. "

P125
" Le conflit des légitimités.
(...) quel est l'enjeu ? Distinguer des logiques et organiser leur cohabitation. Eviter que tout se mélange. "

P. 130
" rien de pire, sous couvert de tenir compte du récepteur, qui dans la réalité est indifféremment le lecteur, l'auditeur, l'étudiant, le citoyen, que d'arriver justement à faire de celui-ci le détenteur, en dernier ressort, du sens et de la légitimité... Il peut y avoir autant de tyrannie à trop valoriser le récepteur qu'à l'avoir trop 'ignoré'. "


Chapitre :
Conclusion
Y-a-t-il, quelque part quelqu'un qui m'aime...

P.133
"(...) c'est par la liberté d'information que la connaissance du monde et l'esprit critique ont pu se développer. C'est par la communication que l'égalité entre les individus et le légitimité du dialogue ont pu s'imposer. Elles sont les deux faces de la grande question de l'émancipation. On les perdra ou on les sauvera ensemble.

Simplement leur rapport a changé. Si pendant le XIXè siècle, et le XXè siècle, le problème central fut celui de la construction de cette liberté d'information, facilitée par un fantastique progrès technique, le défi du XXIè siècle, tout au moins pour le début, est d'une autre nature. Il est d'organiser la cohabitation pacifique de points de vues contradictoires, dans un monde où chacun voit tout, et veut pouvoir conserver son identité et sa libre expression.

P.134
" La communication c'est l'apprentissage de la cohabitation dans un monde d'informations où la question de l'altérité devient centrale."

" Partager ce que l'on a en commun, autant qu'apprendre à gérer ce qui nous sépare. "

P.135
" Je peux résumer les cinq phases du schéma théorique qui organise mes recherches sur la communication, et souligner la vision à la fois humaniste et politique qui la sous-tend. Pas de vie individuelle et collective sans communication. Vivre c'est communiquer. Les individus communiquent, soit pour partager, séduire ou convaincre. Le plus souvent pour les trois à la fois, dans des proportions qui varient selon le temps et l'espace. ils buttent rapidement sur l'incommunication qui s'installe, commence une phase de négociation entre les points de vue contradictoires. Si cette négociation, souvent quasi-permanente, se termine bien, se construit alors la cohabitation. "

P.136
" La cohabitation n'est donc jamais une pratique naturelle, mais le résultat d'un processus fragile de négociation. C'est pourquoi informer ne suffit pas à communiquer, et pourquoi aussi, le plus souvent, sauf dans les moments rares de la vie, et de l'histoire, la plupart du temps, communiquer, c'est cohabiter. (...)
Rien n'est pire que de vouloir distinguer la bonne information de la mauvaise communication, comme si chacun, journaliste compris, n'avait pas l'intention de communiquer, partager, séduire ou convaincre, ou les trois à la fois, quand il produit et distribue une information. (...)
Deux images pour caractériser ce changement. On parlait du village global comme symbole de la technique triomphante avec Mac Luhan dans les années 1970. Après le 11 septembre 2001, ce n'est plus le village global qui prime, mais la violence du monde ouvert, l'obligation d'organiser la cohabitation culturelle. "

P.137
" L'incommunication ? Elle n'existe pas dans un modèle hiérarchique, car la communication va alors de haut en bas, sans possibilité de discussion. Elle n'existe qu'entre égaux, sinon c'est la soumission à l'autorité. C'est en cela que reconnaître l'incommunication renvoie à l'existence d'une culture démocratique. L'incommunication suppose l'acceptation de rapports humains et sociaux égalitaires. "

P.138
" Plus il y aura d'informations et de messages, plus la diversité culturelle fera entendre sa voix, et avec elle, la nécessité d'organiser la cohabitation culturelle. La diversité est un fait, la cohabitation un projet politique. "

P.139
" C'est en cela, aussi, que toute théorie de la communication contient implicitement une théorie de la société. La mienne pose l'incommunication comme horizon de la communication et valorise la cohabitation, autre manière de reconnaître l'égalité des partenaires. Elle conduit aussi à rehausser le concept de tolérance. La tolérance résulte de l'expérience que l'on fait de l'altérité.(...)

P.139-140
" Si le XXè siècle fut celui de l'information et de la communication, celui du XXIè sera beaucoup plus celui de la cohabitation et de la tolérance. Surtout lorsque les effets de l'incommunication seront davantage visibles.
La théorie de la communication défendue ici est donc, au-delà de la reconnaissance du fait de l'incommunication, une recherche de cohabitation, une invitation à l'expérience et à la tolérance. Non seulement informer n'est pas communiquer, mais communiquer n'est pas transmettre, c'est cohabiter. La communication reconnait l'indépassable altérité des êtres humains et constitue un appel à un peu plus de tolérance. "
Lu par Y.G.

RANCIERE (Jacques), Le Maître ignorant, Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Paris, Arthème Fayard, 1987, 10/18, Fait et cause, 2004-2010.

RANCIERE (Jacques), Le Maître ignorant, Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Paris, Arthème Fayard, 1987, 10/18, Fait et cause, 2004-2010.

" En 1818, Joseph Jacotot, révolutionnaire exilé et lecteur de littérature française à l'université de Louvain, commença à semer la panique dans l'Europe savante. non content d'avoir appris le français à des étudiants flamands sans leur donner aucune leçon, il se mit à enseigner ce qu'il ignorait et à proclamer le mot d'ordre de l'émancipation intellectuelle : tous les hommes ont une égale intelligence. Il ne s'agit pas de pédagogie amusante, mais de philosophie et de politique. Jacques Rancière offre, à travers la biographie de ce personnage étonnant, une réflexion philosophique originale sur l'éducation. La grande leçon de Jacotot est que l'instruction est comme la liberté : elle ne se donne pas, elle se prend. "

P.37-38
" C'est là le principe premier de l'enseignement universel : il faut apprendre quelque chose et y apporter tout le reste. Et d'abord il faut apprendre quelque chose. La Palice en dirait autant ? La palice peut-être, mais la Vieille elle dit : il faut apprendre telle chose, et puis telle autre et encore telle autre. "

P.39
" ' Tout homme qui est enseigné n'est qu'une moitié d'homme' ".
(Lettre du fondateur de l'enseignement universel au général Lafayette, Louvain, 1829, p.6.)

P.68
" Ce que peut essentiellement un émancipé, c'est être émancipateur : donner non pas la clef du savoir mais la conscience de ce que peut une intelligence quand elle se considère comme égale à toute autre et considère toute autre comme égale à la sienne. "

P.73
" C'était là un exercice essentiel de l'enseignement universel : apprendre à parler sur tout sujet, à brûle-pourpoint, avec un commencement, un développement et une fin. Apprendre à improviser, c'était d'abord apprendre à se vaincre, à vaincre cet orgueil qui se farde d'humilité pour déclarer son incapacité à parler devant autrui - cet à dire son refus de se soumettre à son jugement. "

P.93-94
" ' Je veux regarder et je vois. Je veux écouter et j'entends. Je veux tâter et mon bras s'étend, se promène à la surface des objets ou pénètre dans leur intérieur; ma main s'ouvre, se développe, s'étend se resserre, mes doigts s'écartent ou se rapprochent pour obéir à ma volonté. Dans cet acte de tâtonnement, je ne connais que ma volonté de tâtonner. Cette volonté n'est ni mon bras, ni ma main, ni mon cerveau, ni le tâtonnement. Cette volonté, c'est moi, c'est mon âme, c'est ma puissance, c'est ma faculté. Je sens cette volonté, elle est présente à moi, elle est moi-même; quant à la manière dont je suis obéi, je ne la sens pas, je ne la connais que par mes actes (...) Je considère l'idéification comme le tâtonnement. J'ai des sensations quand il me plaît, j'ordonne à mes sens de m'en apporter. J'ai des idées quand je veux, j'ordonne à mon intelligence d'en chercher, de tâtonner. La main et l'intelligence sont des esclaves dont chacun a ses attributions. L'homme est une volonté servie par une intelligence. ' "
(Journal de l'émancipation intellectuelle , t. IV, 1836-1837, Paris, 1838, p.278.)

P.96
" Et le maître s'irrite quand les disciples ouvre une école à l'enseigne de qui veut peut. La seule enseigne qui vaille est celle de l'égalité des intelligences. L'enseignement universel n'est pas une méthode de hussards. Il est vrai sans doute que les ambitieux et les conquérants en donne l'illustration sauvage. "

P.101
" C'est pour cela que la méthode socratique, apparemment si proche de l'enseignement universel, représente la forme la plus redoutable de l'abrutissement. La méthode socratique de l'interrogation qui prétend conduire l'élève à son propre savoir est en fait celle d'un maître de manège : "il commande les évolutions, les marches et les contremarches.
Quant à lui, il a le repos et la dignité du commandement pendant le manège de l'esprit qu'il dirige. De détours en détours, l'esprit arrive à un but qu'il n'avait même pas entrevu au moment du départ. Il s'étonne de le toucher, il se retourne, il aperçoit son guide, l'étonnement change en admiration et cette admiration l'abrutit. L'élève sent que, seul et abandonné à lui-même, il n'eût pas suivi cette route. ' "
(Droit et philosophie panécastique, p.41.)

P.108
" Elle (cette volonté) est le désir de comprendre sans lequel nul homme jamais ne donnerait de sens aux matérialités du langage. Il faut entendre comprendre dans son vrai sens : non pas le dérisoire pouvoir de soulever les voiles des choses, mais la puissance de traduction qui confronte un parleur à un autre parleur. C'est cette même puissance qui permet à 'l'ignorant' d'arracher son secret au livre 'muet'. "

P.120
" La leçon émancipatrice de l'artiste, opposée terme à terme à la leçon abrutissante du professeur, est celle-ci : chacun de nous est artiste dans la mesure où il effectue une double démarche; il ne se contente pas d'être homme de métier mais veut faire de tout travail un moyen d'expression; il ne se contente pas de ressentir mais cherche à faire partager. L'artiste a besoin de l'égalité comme l'explicateur a besoin de l'inégalité. Et il dessine ainsi le modèle d'une société raisonnable où cela même qui est extérieur à la raison - la matière, les signes du langage - est traversé par la volonté raisonnable : celle de raconter et de faire éprouver aux autres ce en quoi on est semblable à eux. "

P.142
" La rhétorique, on l'a dit, a pour principe la guerre. On n'y cherche pas la compréhension, seulement l'anéantissement de la volonté adverse. (...) Elle (la rhétorique) parle pour faire taire. "

P. 156- 157
" (...) dans les assemblées où l'on délibère sur la loi (...) Le succès dépend de l'adresse et de la force du lutteur, non de sa raison. C'est pourquoi la passion y est reine par l'arme de la rhétorique. La rhétorique, on le sait, n'a rien à voir avec la raison. Mais la réciproque est-elle vraie ? La raison n'a-t-elle rien à voir avec la rhétorique ? N'est-elle pas en général le contrôle de l'être parlant par lui-même qui lui permet de faire, en tout domaine, oeuvre d'artiste ? "

P.165
" Une société, un peuple, un état, seront toujours déraisonnables. Mais on peut y multiplier le nombre des hommes qui feront, comme individus, usage de la raison, et sauront, comme citoyen, trouver l'art de déraisonner le plus raisonnablement possible."

P.168
" (...) convaincre l'ignorant de son pouvoir (...) Le problème n'est pas de faire des savants. Il est de relever ceux qui se croient inférieurs en intelligence, de les sortir du marais où ils croupissent : non pas celui de l'ignorance, mais celui du mépris de soi, du mépris en soi de la créature raisonnable. Il est de faire des hommes émancipés et émancipateurs. "

P. 175
" (...) l'enseignement universel ne prendra pas, il ne s'établira pas dans la société. Mais il ne périra pas, parce qu'il est la méthode naturelle de l'esprit humain, celle de tous les hommes qui cherchent eux-mêmes leur chemin. Ce que les disciples peuvent faire pour lui, c'est d'annoncer à tous les individus, à tous les pères et mères de famille, le moyen d'enseigner ce qu'on ignore d'après le principe de l'égalité des intelligences. "

P.177
" Or, l'instruction est comme la liberté : cela ne se donne pas, cela se prend. "

P.193
" à la manière de l'enseignement universel : il avait vu, comparé, réfléchi, imité, essayé, corrigé par lui-même. "

P.194
" (...) un homme de progrès, c'est un homme qui marche, qui va voir, expérimente, change sa pratique, vérifie son savoir, et ainsi sans fin. C'est la définition littérale du mot progrès. "

P198-199
" il faut des méthodes. Sans méthode, sans une bonne méthode, l'enfant-homme ou le peuple-enfant est la proie des fictions d'enfance, de la routine et des préjugés. Avec la méthode, il met les pieds dans les pas de ceux qui avancent rationnellement, progressivement. Il s'élève à leur suite dans un rapprochement indéfini. Jamais l'élève ne rattrapera le maître ni le peuple son élite éclairée, mais l'espoir d'y arriver les fait avancer dans le bon chemin, celui des explications perfectionnées. Le siècle du progrès est celui des explicateurs triomphants, de l'humanité pédagogisée. La force redoutable de cet abrutissement nouveau, c'est qu'il mime encore la démarche des hommes de progrès à l'ancienne manière, qu'il attaque l'ancien abrutissement en des termes propres à donner le change, et à faire trébucher à la moindre distraction des esprits tout juste avertis de l'émancipation. "

P.204
" Bref, tout l'enseignement de Jacotot y est respecté à une ou deux petites choses près : on n'y enseigne pas ce qu'on ignore. " (à propos d'institutions s'étant "inspirées" de la théorie de Jacotot)

P225
" Nous savons ce qu'il signifiait : dans chaque manifestation intellectuelle, il y a le tout de l'intelligence humaine. Le panécasticien est un amateur de discours, comme le malin Socrate ou le naïf Phèdre. Mais à la différence des protagonistes de Platon, il ne connaît pas de hiérarchie entre les orateurs ni entre les discours. Ce qui l'intéresse, c'est au contraire de rechercher leur égalité. Il n'attend d'aucun discours la vérité. Celle-ci se sent et ne se dit pas. Elle fournit la règle à la conduite du parleur, mais elle ne se manifestera jamais dans ses phrases. Le panécasticien ne juge pas non plus de la moralité du discours. La morale qui compte pour lui, c'est celle qui préside à l'acte de parler et d'écrire, celle de l'intention de communiquer, de la reconnaissance de l'autre comme sujet intellectuel capable de comprendre ce qu'un autre sujet intellectuel veut lui dire. Le panécasticien s'intéresse à tous les discours, à toutes les manifestations intellectuelles, dans un seul but : vérifier qu'ils mettent en oeuvre la même intelligence, vérifier en les traduisant les uns dans les autres l'égalité des intelligences. "

P.230
" Sur sa tombe (celle de Jacotot) au Père Lachaise,les disciples firent inscrire le credo de l'émancipation intellectuelle : Je crois que Dieu a créé l'âme humaine capable de s'instruire seule et sans maître. "

Lu par Y.G.

Voir aussi les notes de mon collègue Marc Vayer