vendredi 27 août 2010

RANCIERE (Jacques), Le Maître ignorant, Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Paris, Arthème Fayard, 1987, 10/18, Fait et cause, 2004-2010.

RANCIERE (Jacques), Le Maître ignorant, Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Paris, Arthème Fayard, 1987, 10/18, Fait et cause, 2004-2010.

" En 1818, Joseph Jacotot, révolutionnaire exilé et lecteur de littérature française à l'université de Louvain, commença à semer la panique dans l'Europe savante. non content d'avoir appris le français à des étudiants flamands sans leur donner aucune leçon, il se mit à enseigner ce qu'il ignorait et à proclamer le mot d'ordre de l'émancipation intellectuelle : tous les hommes ont une égale intelligence. Il ne s'agit pas de pédagogie amusante, mais de philosophie et de politique. Jacques Rancière offre, à travers la biographie de ce personnage étonnant, une réflexion philosophique originale sur l'éducation. La grande leçon de Jacotot est que l'instruction est comme la liberté : elle ne se donne pas, elle se prend. "

P.37-38
" C'est là le principe premier de l'enseignement universel : il faut apprendre quelque chose et y apporter tout le reste. Et d'abord il faut apprendre quelque chose. La Palice en dirait autant ? La palice peut-être, mais la Vieille elle dit : il faut apprendre telle chose, et puis telle autre et encore telle autre. "

P.39
" ' Tout homme qui est enseigné n'est qu'une moitié d'homme' ".
(Lettre du fondateur de l'enseignement universel au général Lafayette, Louvain, 1829, p.6.)

P.68
" Ce que peut essentiellement un émancipé, c'est être émancipateur : donner non pas la clef du savoir mais la conscience de ce que peut une intelligence quand elle se considère comme égale à toute autre et considère toute autre comme égale à la sienne. "

P.73
" C'était là un exercice essentiel de l'enseignement universel : apprendre à parler sur tout sujet, à brûle-pourpoint, avec un commencement, un développement et une fin. Apprendre à improviser, c'était d'abord apprendre à se vaincre, à vaincre cet orgueil qui se farde d'humilité pour déclarer son incapacité à parler devant autrui - cet à dire son refus de se soumettre à son jugement. "

P.93-94
" ' Je veux regarder et je vois. Je veux écouter et j'entends. Je veux tâter et mon bras s'étend, se promène à la surface des objets ou pénètre dans leur intérieur; ma main s'ouvre, se développe, s'étend se resserre, mes doigts s'écartent ou se rapprochent pour obéir à ma volonté. Dans cet acte de tâtonnement, je ne connais que ma volonté de tâtonner. Cette volonté n'est ni mon bras, ni ma main, ni mon cerveau, ni le tâtonnement. Cette volonté, c'est moi, c'est mon âme, c'est ma puissance, c'est ma faculté. Je sens cette volonté, elle est présente à moi, elle est moi-même; quant à la manière dont je suis obéi, je ne la sens pas, je ne la connais que par mes actes (...) Je considère l'idéification comme le tâtonnement. J'ai des sensations quand il me plaît, j'ordonne à mes sens de m'en apporter. J'ai des idées quand je veux, j'ordonne à mon intelligence d'en chercher, de tâtonner. La main et l'intelligence sont des esclaves dont chacun a ses attributions. L'homme est une volonté servie par une intelligence. ' "
(Journal de l'émancipation intellectuelle , t. IV, 1836-1837, Paris, 1838, p.278.)

P.96
" Et le maître s'irrite quand les disciples ouvre une école à l'enseigne de qui veut peut. La seule enseigne qui vaille est celle de l'égalité des intelligences. L'enseignement universel n'est pas une méthode de hussards. Il est vrai sans doute que les ambitieux et les conquérants en donne l'illustration sauvage. "

P.101
" C'est pour cela que la méthode socratique, apparemment si proche de l'enseignement universel, représente la forme la plus redoutable de l'abrutissement. La méthode socratique de l'interrogation qui prétend conduire l'élève à son propre savoir est en fait celle d'un maître de manège : "il commande les évolutions, les marches et les contremarches.
Quant à lui, il a le repos et la dignité du commandement pendant le manège de l'esprit qu'il dirige. De détours en détours, l'esprit arrive à un but qu'il n'avait même pas entrevu au moment du départ. Il s'étonne de le toucher, il se retourne, il aperçoit son guide, l'étonnement change en admiration et cette admiration l'abrutit. L'élève sent que, seul et abandonné à lui-même, il n'eût pas suivi cette route. ' "
(Droit et philosophie panécastique, p.41.)

P.108
" Elle (cette volonté) est le désir de comprendre sans lequel nul homme jamais ne donnerait de sens aux matérialités du langage. Il faut entendre comprendre dans son vrai sens : non pas le dérisoire pouvoir de soulever les voiles des choses, mais la puissance de traduction qui confronte un parleur à un autre parleur. C'est cette même puissance qui permet à 'l'ignorant' d'arracher son secret au livre 'muet'. "

P.120
" La leçon émancipatrice de l'artiste, opposée terme à terme à la leçon abrutissante du professeur, est celle-ci : chacun de nous est artiste dans la mesure où il effectue une double démarche; il ne se contente pas d'être homme de métier mais veut faire de tout travail un moyen d'expression; il ne se contente pas de ressentir mais cherche à faire partager. L'artiste a besoin de l'égalité comme l'explicateur a besoin de l'inégalité. Et il dessine ainsi le modèle d'une société raisonnable où cela même qui est extérieur à la raison - la matière, les signes du langage - est traversé par la volonté raisonnable : celle de raconter et de faire éprouver aux autres ce en quoi on est semblable à eux. "

P.142
" La rhétorique, on l'a dit, a pour principe la guerre. On n'y cherche pas la compréhension, seulement l'anéantissement de la volonté adverse. (...) Elle (la rhétorique) parle pour faire taire. "

P. 156- 157
" (...) dans les assemblées où l'on délibère sur la loi (...) Le succès dépend de l'adresse et de la force du lutteur, non de sa raison. C'est pourquoi la passion y est reine par l'arme de la rhétorique. La rhétorique, on le sait, n'a rien à voir avec la raison. Mais la réciproque est-elle vraie ? La raison n'a-t-elle rien à voir avec la rhétorique ? N'est-elle pas en général le contrôle de l'être parlant par lui-même qui lui permet de faire, en tout domaine, oeuvre d'artiste ? "

P.165
" Une société, un peuple, un état, seront toujours déraisonnables. Mais on peut y multiplier le nombre des hommes qui feront, comme individus, usage de la raison, et sauront, comme citoyen, trouver l'art de déraisonner le plus raisonnablement possible."

P.168
" (...) convaincre l'ignorant de son pouvoir (...) Le problème n'est pas de faire des savants. Il est de relever ceux qui se croient inférieurs en intelligence, de les sortir du marais où ils croupissent : non pas celui de l'ignorance, mais celui du mépris de soi, du mépris en soi de la créature raisonnable. Il est de faire des hommes émancipés et émancipateurs. "

P. 175
" (...) l'enseignement universel ne prendra pas, il ne s'établira pas dans la société. Mais il ne périra pas, parce qu'il est la méthode naturelle de l'esprit humain, celle de tous les hommes qui cherchent eux-mêmes leur chemin. Ce que les disciples peuvent faire pour lui, c'est d'annoncer à tous les individus, à tous les pères et mères de famille, le moyen d'enseigner ce qu'on ignore d'après le principe de l'égalité des intelligences. "

P.177
" Or, l'instruction est comme la liberté : cela ne se donne pas, cela se prend. "

P.193
" à la manière de l'enseignement universel : il avait vu, comparé, réfléchi, imité, essayé, corrigé par lui-même. "

P.194
" (...) un homme de progrès, c'est un homme qui marche, qui va voir, expérimente, change sa pratique, vérifie son savoir, et ainsi sans fin. C'est la définition littérale du mot progrès. "

P198-199
" il faut des méthodes. Sans méthode, sans une bonne méthode, l'enfant-homme ou le peuple-enfant est la proie des fictions d'enfance, de la routine et des préjugés. Avec la méthode, il met les pieds dans les pas de ceux qui avancent rationnellement, progressivement. Il s'élève à leur suite dans un rapprochement indéfini. Jamais l'élève ne rattrapera le maître ni le peuple son élite éclairée, mais l'espoir d'y arriver les fait avancer dans le bon chemin, celui des explications perfectionnées. Le siècle du progrès est celui des explicateurs triomphants, de l'humanité pédagogisée. La force redoutable de cet abrutissement nouveau, c'est qu'il mime encore la démarche des hommes de progrès à l'ancienne manière, qu'il attaque l'ancien abrutissement en des termes propres à donner le change, et à faire trébucher à la moindre distraction des esprits tout juste avertis de l'émancipation. "

P.204
" Bref, tout l'enseignement de Jacotot y est respecté à une ou deux petites choses près : on n'y enseigne pas ce qu'on ignore. " (à propos d'institutions s'étant "inspirées" de la théorie de Jacotot)

P225
" Nous savons ce qu'il signifiait : dans chaque manifestation intellectuelle, il y a le tout de l'intelligence humaine. Le panécasticien est un amateur de discours, comme le malin Socrate ou le naïf Phèdre. Mais à la différence des protagonistes de Platon, il ne connaît pas de hiérarchie entre les orateurs ni entre les discours. Ce qui l'intéresse, c'est au contraire de rechercher leur égalité. Il n'attend d'aucun discours la vérité. Celle-ci se sent et ne se dit pas. Elle fournit la règle à la conduite du parleur, mais elle ne se manifestera jamais dans ses phrases. Le panécasticien ne juge pas non plus de la moralité du discours. La morale qui compte pour lui, c'est celle qui préside à l'acte de parler et d'écrire, celle de l'intention de communiquer, de la reconnaissance de l'autre comme sujet intellectuel capable de comprendre ce qu'un autre sujet intellectuel veut lui dire. Le panécasticien s'intéresse à tous les discours, à toutes les manifestations intellectuelles, dans un seul but : vérifier qu'ils mettent en oeuvre la même intelligence, vérifier en les traduisant les uns dans les autres l'égalité des intelligences. "

P.230
" Sur sa tombe (celle de Jacotot) au Père Lachaise,les disciples firent inscrire le credo de l'émancipation intellectuelle : Je crois que Dieu a créé l'âme humaine capable de s'instruire seule et sans maître. "

Lu par Y.G.

Voir aussi les notes de mon collègue Marc Vayer

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